Par Frandley Denis Julien
Publié dans Le Nouvelliste en Octobre 2004
C’est parce que j’ai vécu l’époque où le fait d’être anti-Aristide pouvait conduire à l’échafaud, qu’aujourd’hui je n’ai pas peur d’affronter la pensée unique en ce qui a trait aux forces devant assurer la sécurité nationale. Si les journées de terreur que connaît Port-au-Prince depuis un certain temps sont en train de mettre à nu les faiblesses de la Police Nationale, tout en constituant un éloquent plaidoyer pour les Forces Armées d’Haïti, il n’en demeure pas moins vrai que des secteurs vitaux de la vie nationale sont viscéralement opposés au rétablissement de fait de l’institution militaire qui existe encore de droit. Dans certains milieux, la lutte contre l’Armée prend des proportions inimaginables.
Il faut dire d’entrée de jeu que cette mouvance tend à s’assouplir face à la menace terroriste qui se précise à partir du Bel-Air. Cependant, à la moindre accalmie, elle reprendra ses vieilles rengaines. Le mouvement anti-militariste recrute ses ténors dans différents secteurs, et pour des raisons diverses. Il y a :
a) Ceux qui ont été victimes des abus de l’Armée, et ceux qui, en bon citoyens, sont révoltés par les torts causés par l’institution militaire au pays.
b) Les groupes qui, par conviction idéologique, affiliation internationale, doivent être anti-militaristes, et ceux qui, parce qu’ils avaient cautionné la décision inconstitutionnelle d’Aristide, n’ont pas le courage et l’honnêteté intellectuelle de faire leur mea culpa.
c) Les bandits et délinquants en col blanc qui voient l’Armée comme un obstacle au fonctionnement de leurs propres cellules mafieuses.
d) Ceux, enfin ― les opportunistes ― qui pensent qu’il est aujourd’hui politiquement suicidaire de ne pas être anti-militariste.
II- Les arguments de la mouvance anti-militariste
Le front du refus de l’Armée est desservi par un argumentaire souvent spécieux, qu’il ne peut exposer sans remettre en question notre capacité en tant que Peuple de nous organiser tout court.
L’argument supposé massue est que l’Armée a fait trop de torts au pays. Mais il se trouve que la Présidence aussi a fait beaucoup de mal à ce pays ; faut-il abolir cette institution pour autant ? Peut-on le faire sans nous remettre en question de manière globale, ou ne devrions-nous pas plutôt prendre le temps de mieux concevoir nos institutions ? La Police Nationale a beaucoup dérivé elle aussi, pendant qu’on y est. On n’a qu’à lire les derniers rapports la concernant, de la NCHR. Faut-il l’abolir pour autant ? Faut-il abolir le Conseil Electoral parce que les conseillers actuels se coupent l’herbe sous le pied comme s’ils allaient eux-mêmes aux élections l’un en face de l’autre, et que leurs prédécesseurs depuis 1995 nous ont roulés dans la farine ? Ces errements institutionnels sont symptomatiques de nos improvisations et de notre amour du confort intellectuel. Nous devons concéder à solliciter plus souvent nos neurones, lorsqu’il s’agit de mettre en place nos institutions.
Le deuxième argument utilisé par nos amis les anti-militaristes est que face à l’armée Dominicaine, nos 7000 hommes ne représentaient rien. Cela est une négation de beaucoup de paramètres importants, dont :
Le rôle social de l’armée Le caractère dissuasif de l’existence de l’institution militaire, indépendamment de son effectif.
c) Les avantages comparatifs liés à la connaissance du terrain en cas d’invasion.
Si cet argument tenait, le Mexique aurait déjà aboli son armée qui ne pourra jamais, en termes d’effectif, tenir la comparaison avec les forces armées américaines.
Le troisième argument est que l’Armée est budgetivore. Si l’on tient compte du rôle de la sécurité dans le développement aujourd’hui, on conviendra que l’absence d’une force adéquate de sécurité coûte plus cher encore à l’Etat. Lorsque le moment viendra de lancer pour de bon ce pays sur la voie du développement, les investissements seront tellement importants rien qu’en matière d’énergie, qu’on ne pourra ne pas pouvoir compter sur une force sure pour les sécuriser. En dépit de leur présence en Irak, les Américains ont dû avoir recours à des compagnies privées de sécurité pour protéger certains sites stratégiques.
II- Scénarios de crise
Aujourd’hui, les Chimè du Bel-Air sont en train de défier la Police Nationale et la Nation entière. Mais, d’autres situations encore plus graves peuvent surgir à tout moment, surtout après le départ de la Minustha. Voyons-en deux :
a) Sous le gouvernement d’Aristide, Guy Philippe et ses hommes ont pu, en dépit de l’existence de la Police Nationale, traverser la frontière comme on entre dans un moulin, importer des armes de guerre, et occuper le plus clair du territoire national, jusqu’au départ du tyran. Ils l’ont heureusement fait pour la bonne cause. Mais quelle force, à l’avenir, pourra dissuader n’importe quel groupe de bandits d’en faire autant contre un bon gouvernement ?
b) Dans le contexte mondial actuel, une guerre ouverte avec la République Dominicaine demeure très improbable. Cependant, ce même contexte rend imprévisibles les actes que peuvent poser les Etats et les grands groupes économiques dans le cadre de la concurrence commerciale. Quelle force pourra empêcher que les Dominicains ( Etat ou groupes économiques ), commanditent des opérations de bousillage contre des objectifs stratégiques ( énergie, communication, installations commerciales et industrielles), via des mercenaires locaux ? Surement pas la PNH.
Conclusion
L’Armée d’Haïti telle qu’elle était à sa dissolution en 1994, ne répondait pas aux exigences d’un Etat désireux de connaitre la démocratie et le progrès véritables. La plupart de ses soldats sont incapables d’intégrer une force véritablement disciplinée, hiérarchisée, respectueuse de la loi et prête à se soumettre au leadership du pouvoir civil. Je ne prône aucunement le rétablissement des Forces Armées telles qu’elles étaient, avec les mêmes hommes. Cependant, nous devons nous rendre à l’évidence qu’aujourd’hui, il nous faut, en dehors de la Police, instituer une autre force armée qui puisse défendre l’intégrité du territoire, faire régner l’ordre et la stabilité, protéger la production nationale. Qu’elle soit une Garde Nationale ou un Armée, cela importe peu, pourvu qu’elle réponde aux besoins de la Nation en matière de sécurité et de stabilité.
Il y a une tendance de plus en plus forte allant dans ce sens depuis le début des événements du Bel-Air. Malheureusement, certains groupes et personnalités très écoutés, de peur de ne pas s’attirer les foudres des tenants de la pensée unique, utilisent des périphrases embarrassées ou des formules allusives pour parler du rétablissement de l’institution militaire. En en parlant à demi-mot, nous risquons de n’avoir que des solutions au rabais. Le destin d’une Nation se joue parfois à travers les prises de position d’hommes et de femmes qui décident d’aller à l’encontre de la pensée dominante du moment, assument leurs opinions, et s’en remettent au jugement de l’Histoire.
Frandley Denis Julien
Cap-Haïtien, le 22 octobre 2004
Blog: http://frandleyjulien.com
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