Victor Hugo « discours sur la misère »

Sunday, December 11, 2011 0 comments

 L’Assemblée Nationale le 9 juillet 1849

«Je  ne suis pas, Messieurs, de ceux qui croient qu'on peut supprimer la souffrance  en ce monde, la souffrance est une loi divine, mais je suis de ceux qui pensent  et qui affirment qu'on peut détruire la  misère. Remarquez-le bien, Messieurs, je ne dis pas diminuer,  amoindrir, limiter, circonscrire, je dis détruire. La misère est une maladie du  corps social comme la lèpre était une maladie du corps humain ; la misère peut disparaître  comme la lèpre a disparu. Détruire la misère ! Oui, cela est possible !  Les législateurs et les gouvernants doivent y songer sans cesse ; car, en  pareille matière, tant que le possible n'est pas le fait, le devoir n'est pas  rempli.
La misère, Messieurs, j'aborde ici le vif de la question,  voulez-vous savoir où elle en est, la misère ? Voulez-vous savoir jusqu'où elle  peut aller, jusqu'où elle va, je ne dis pas en Irlande, je ne dis pas au moyen-âge, je dis en France, je dis à Paris, et au temps où  nous vivons ? Voulez-vous des faits ?
Mon Dieu, je n'hésite pas à les citer,  ces faits. Ils sont tristes, mais nécessaires à révéler ; et tenez, s'il faut  dire toute ma pensée, je voudrais qu'il sortît de cette assemblée, et au besoin  j'en ferai la proposition formelle, une grande et solennelle enquête sur la  situation vraie des classes laborieuses et souffrantes en France. Je voudrais  que tous les faits éclatassent au grand jour. Comment veut-on guérir le mal si l'on ne sonde pas les plaies ?
Voici donc ces faits :
Il y a dans Paris,  dans ces faubourgs de Paris que le vent de l'émeute soulevait naguère si  aisément, il y a des rues, des maisons, des cloaques, où des familles, des  familles entières, vivent pêle-mêle, hommes, femmes, jeunes filles, enfants,  n'ayant pour lits, n'ayant pour couvertures, j'ai presque dit pour vêtements, que des monceaux infects de chiffons en fermentation, ramassés dans la fange du  coin des bornes, espèce de fumier des villes, où des créatures humaines s'enfouissent toutes vivantes pour échapper au froid de l'hiver. Voilà un  fait. En voici d'autres : Ces jours derniers, un homme, mon Dieu, un malheureux  homme de lettres, car la misère n'épargne pas plus les professions libérales que les professions manuelles, un malheureux homme est mort de faim, mort de faim à  la lettre, et l'on a constaté après sa mort qu'il n'avait pas mangé depuis six  jours. Voulez-vous quelque chose de plus douloureux encore ? Le mois passé, pendant la recrudescence du choléra, on a trouvé une mère et ses quatre enfants  qui cherchaient leur nourriture dans les débris immondes et pestilentiels des charniers de Montfaucon!
Eh bien, messieurs, je dis que ce sont là des choses qui ne doivent pas être ; je dis que la société doit dépenser toute sa  force, toute sa sollicitude, toute son intelligence, toute sa volonté, pour que de telles choses ne soient pas ! Je dis que de tels faits, dans un pays civilisé, engagent la conscience de la société toute entière ; que  je m'en sens, moi qui parle, complice et solidaire, et que de tels faits ne sont  pas seulement des torts envers l'homme, que ce sont des crimes envers Dieu !
Voilà pourquoi je suis pénétré, voilà pourquoi je voudrais pénétrer tous ceux qui m'écoutent de la haute importance de la proposition qui vous est soumise. Ce n'est qu'un premier pas, mais il est décisif. Je voudrais que cette assemblée, majorité et minorité, n'importe, je ne connais pas, moi de majorité et de minorité en de telles questions ; je voudrais que cette
assemblée n'eût  qu'une seule âme pour marcher à ce grand but, à ce but magnifique, à ce but sublime, l'abolition de la misère!
Et, messieurs, je ne m'adresse pas seulement à votre générosité, je m'adresse à ce qu'il y a de plus sérieux dans le sentiment politique d'une assemblée de législateurs ! Et à ce sujet, un dernier mot : je terminerai là.
Messieurs, comme je vous le disais tout à l'heure, vous venez  avec le concours de la garde nationale, de l'armée et de toutes les forces vives du pays, vous venez de raffermir l'Etat ébranlé encore une fois. Vous n'avez  reculé devant aucun péril, vous n'avez hésité devant aucun devoir. Vous avez  sauvé la société régulière, le gouvernement légal, les institutions, la paix publique, la civilisation même. Vous avez fait une chose considérable... Eh bien ! Vous n'avez rien fait !
Vous n'avez rien fait, j'insiste sur ce point, tant que l'ordre matériel raffermi n'a point pour base l'ordre moral consolidé ! Vous  n'avez rien fait tant que le peuple souffre ! Vous n'avez rien fait tant qu'il y  a au-dessous de vous une partie du peuple qui désespère ! Vous n'avez rien fait,  tant que ceux qui sont dans la force de l'âge et qui travaillent peuvent être sans pain ! tant que ceux qui sont vieux et ont  travaillé peuvent être sans asile ! tant que l'usure dévore nos campagnes, tant qu'on meurt de faim dans nos villes tant qu'il n'y a pas des lois fraternelles, des lois évangéliques qui viennent de toutes parts en aide aux pauvres familles honnêtes, aux bons paysans, aux bons ouvriers, aux gens de cœur ! Vous n'avez  rien fait, tant que l'esprit de révolution a pour auxiliaire la souffrance publique ! Vous n'avez rien fait, rien fait, tant que dans cette œuvre de destruction et de ténèbres, qui se continue souterrainement, l'homme méchant a pour collaborateur fatal l'homme malheureux!»
Victor  Hugo

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