Je ne crois pas qu’on s’est présenté, car j’ai laissé notre chère mère Haïti bien avant la naissance de la plupart d’entre vous. Je travaillais, peut-être comme vos pères, dans les bons temps, dans les mêmes compagnies de renom que possédait notre si fière nation ; que se soit dans leurs bureaux ou leurs merveilleux champs menus d’une verdure digne de pays caribéen bercé sous un ciel bleu, où le soleil cherchait toujours son refuge du plus tôt du matin, à midi, et s’emparait de la paresse vespérale et ne voulait nous laisser que sous la pression de l’éblouissante lune. Je vous parle des temps où les touristes de partout n’avaient qu’une seule destination que dans nos magnifiques baies d’eaux si bleues, de sable si blanc et chaud qu’on croirait être dans un oasis au bon milieu d’un paradis qui serait déjà le superlatif de l’oasis.
Hélas ! Mes compatriotes se laissaient emportés par l’amour de l’argent et d’autres maux que vous et moi connaissons, et d’ajouter les catastrophes naturels ou pas, pour donner le dégout à la vaillante jeunesse et la marginaliser comme des bettes. Bref. J’ai du prendre la route vers l’Est, car on nous mettait à la tête que la manne y tombait.
Une fois arrivé, loin d’être l’histoire des Hébreux au désert, moi et mes compatriotes en quête de cette nourriture, une légion guidée par le mauvais ou bon destin, étions obligés de livrer nos courages pour la prospérité actuelle du pays voisin au détriment d’une rémunération, très peu mais acceptable, qui, à l’accumulation, suscitera la jalousie des fils des autres deux tiers de l’Hispañola. Mes frères et moi étions et sommes toujours prêts à mettre les mains là où les faux blancs considèrent être dégradant et accepter le minimum du salaire minimal d’un blanquito ordinaire.
Nombreux sommes-nous à avoir perdu membres, doigts ; ils sont aussi légion les décapités, violés, poignardés, maltraités, accusés faussement, torturés… rien que parce qu’on a accepté l’esclavage moderne qu’eux-mêmes ont refusé. Le fameux, feu-mais-contemporain, auteur des contes, en 1943, a remporté sur la terre de Fidel, un prix pour avoir si bien témoigné le vécu de mon frangin, l’homme du Batey de la colonie de Josefita. Laissons tomber, car pourrait-il que vous n’avez accordé, sans doute aucun, l’attention nécessaire quand dans les universités on mentionnait le nom de Louis Pierre dont les presque-muets déformeraient en Luis Pié. Pour être court, dans ce récit, l’auteur nous a légués la parfaite injustice rien que pour embellir les bibliothèques de Genève dans le rayon réservé aux philanthropes, à quelques livres près de la charte des droits de l’homme.
Alors, vous, les pistons de l’engin du futur, je vous écris non pas pour vous conduire aux bras de Morphée, mais si votre conscience est touchée et si vous aurez terminé de lire cette lettre, vous auriez découvert que je suis, comme vous, humain, méprisé, maltraité, déshumanisé par ce peuple barbare qui se croit supérieur au nôtre. Et si cette même conscience est bien taillée, vous aurez à ignorer Voltaire quand il a écrit dans le Fanatisme que la Patrie est aux lieux où l’âme est enchainée, et aussi, ignorer l’auteur de « Dialogue des morts »… mais vous vous aurez à mettre à la tête que l’exilé partout est seul, comme a dit Félicité de Lamennais, et qu’il n’y a d’amis, d’épouses, de pères et de frères dans sa vraie Patrie.
Somme toute, je vous remercie d’avoir pris le temps, malgré l’inflexibilité de votre horaire, de lire ces lignes. Sachez que je n’attends pas de réponse, mais si jamais vous avez besoin de mon expérience ou de quoi que ce soit, vous savez déjà où me trouver : je suis le sans-papier que vous et vos amis rencontrez sur vos chemins tous les jours et vous oubliez de saluer.
Sincèrement vôtre,
Yan Pié.
Le jour qui suit l’an de la destruction.
Par Jean Reynald Robert
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