Aurélien Alvarez
« C’est la fureur des Mathématiques qui le domine ; aussi je pense qu’il vaudrait mieux pour lui que ses parents consentent à ce qu’il ne s’occupe que de cette étude. »
Il était une fois, dans la Grand’Rue du Bourg-la-Reine, à une dizaine de kilomètres au sud de Paris, une institution de jeunes gens dont l’origine remontait au delà de la Grande Révolution. Cette dernière ne fut d’ailleurs pas étrangère à la prospérité de ce pensionnat, d’une part parce que la famille qui le tenait s’y rallia très vite, d’autre part parce que la plupart des collèges et autres pensionnats, tenus presque tous par des prêtres, étaient devenus suspects pour ceux qui n’avaient pas simplement disparu. Au tournant des années 1810, le grand-père céda sa pension à son fils cadet de 36 ans, Nicolas-Gabriel, qui devint un véritable fonctionnaire, le chef d’une institution de l’Université impériale. Nicolas-Gabriel était un homme du XVIIIe siècle, aimable et spirituel, en particulier amateur de poésie et profondément pénétré de philosophie. Il avait vu la chute de la royauté et malgré le déclin de l’empire napoléonien, rien à ses yeux n’aurait pu justifier le retour de l’ancien régime. C’était un homme fondamentalement libéral (dans le sens historique du terme), fervent partisan des libertés politique, religieuse et individuelle, particulièrement attaché à une démocratie politique. Et c’est tout naturellement qu’il devint le chef de file du parti libéral au Bourg-la-Reine, lors de la Première Restauration, et que l’assemblée primaire lui confia la mairie du village au moment des Cent-Jours, responsabilité qu’il garda jusqu’à sa mort, scrupuleusement fidèle au serment prêté au roi mais résistant avec la plus grande fermeté aux conservateurs et à l’omnipotence du curé.
Presque en face de cette institution, habitait la famille Demante, dont le grand-père Thomas-François était docteur agrégé à la Faculté de droit de l’ancienne université de Paris, devenu haut magistrat sous l’empire. Latiniste passionné d’ancien régime, il donna à ses enfants une solide instruction religieuse. Malgré cela, l’une de ses filles, Adélaïde-Marie, nourrit un amour profond pour l’antiquité, rapprochant des textes sacrés à ceux de Cicéron et de Sénèque, réduisant presque la religion au rôle d’enveloppe des principes de la morale. Son imagination ardente lui donnait une véritable force de caractère de sorte qu’elle ne savait embrasser la vie qu’avec passion. Toutes les personnes qui l’ont bien connue ont le souvenir d’une intelligence extrêmement vivace, généreuse jusqu’à l’imprévoyance.
Nicolas-Gabriel et Adélaïde-Marie se marièrent sous l’empire et, le 25 octobre 1811, dans la maison familiale de la Grand’Rue, naquit Évariste Galois.
Jusqu’à l’âge de ses douze ans, sa mère s’occupa entièrement de son éducation et de son instruction, ce qui peut aider à comprendre certains traits de la personnalité d’Évariste, qui fut parfois taxé d’« original » et de « bizarre », traits de caractère que l’on retrouvait d’après certains chez sa mère. Le garçonnet était cependant sérieux et aimable, grave et affectueux, et tenait une grande place dans la famille, n’hésitant pas à composer des dialogues ou à rimer des couplets lors des fêtes de famille, imitant là les plaisirs de son père. Aux années d’insouciance et de gaieté passées dans le cocon familial, succéda un grand vide lorsque Évariste entra comme interne en quatrième au collège Louis-le-Grand en octobre 1823, départ qui s’accompagna d’un changement de caractère de l’enfant. Et pour cause, il faut imaginer l’enfant sensible qu’était Évariste passer de la maison familiale douce et riante aux grilles du froid et vieux Louis-le-Grand où se mêlaient la passion du travail et des triomphes académiques ainsi que la passion des idées libérales nourries des souvenirs de la Révolution.
- Lycée Louis-le-Grand
Depuis 1815, les révoltes à Louis-le-Grand étaient courantes au point que deux proviseurs s’y étaient déjà usés en huit ans, l’un parce que sa présence seule était cause de mutinerie, l’autre pour avoir laissé carte blanche au libéralisme afin d’obtenir la paix. Le nouveau proviseur Berthot avait bien l’intention de gouverner à la manière forte et de s’imposer sans concession. Les tensions entre Berthot et ses internes atteignirent leur point d’orgue quand les élèves observèrent le silence à la Saint-Charlemagne 1824 alors que le proviseur portait le traditionnel toast au roi. Furieux, Berthot décapita son collège en mettant à la porte tous les élèves présents au banquet. Évariste, qui ne comptait pas encore parmi les tout premiers de sa classe et n’avait donc pas participé au banquet, ne fut pas expulsé. Mais inutile de préciser que cette première année d’internat ne fut pas sans une grande influence sur le tempérament d’Évariste qui n’avait connu jusque là les luttes et les sacrifices pour la liberté uniquement dans les livres et dans les mots choisis par sa mère. Il est fort probable que ces événements ont marqué profondément le caractère du garçonnet qui n’en finissait pas de subir, dans ce monde nouveau du collège, la sévérité et l’injustice d’un règlement. Pour autant, Évariste obtint, à la fin de sa Troisième, le premier prix de vers latins et trois accessits dont un de version grecque au Concours général.
- Cour d’honneur du lycée
En dépit de ces bons résultats, Évariste ne tarda pas à s’ennuyer en classe de Seconde et à accuser un certain dégoût pour le travail scolaire. Le nouveau proviseur du collège Louis-le-Grand, Laborie, écrivit alors au père de Galois le 21 août 1826, pour lui proposer de faire redoubler son fils. Il pensait qu’une nouvelle seconde lui ouvrirait les yeux sur ses véritables intérêts, alors même que le garçonnet était las des exercices scolaires qui cloisonnaient son esprit.
Monsieur,Bien que son père résista tout d’abord en cette rentrée 1826, dès le deuxième trimestre Évariste dut retourner en Seconde, après que son travail en Rhétorique fut jugé médiocre et son esprit trop jeune pour profiter de la classe. Sans aucun effort, le jeune homme retrouva le succès dans son travail.
L’intelligence, l’esprit peuvent suppléer au travail, mais ne peuvent remplacer le jugement qui ne mûrit qu’avec l’âge. Telle est, n’en doutez pas, l’unique cause de la défaite qu’a éprouvée M. votre fils cette année. M. Roger, avec lequel je me suis longtemps entretenu sur son compte, m’a témoigné le désir de le voir redoubler. Quoique je vous en ai fait plusieurs fois en vain la proposition, je me détermine néanmoins avec plaisir à cette nouvelle démarche, car tout espèce d’amour-propre cesse chez moi du moment qu’il s’agit du bien-être d’un élève. Or dussé-je éprouver un nouveau refus, je ne craindrai pas de dire que cette mesure est l’unique moyen de ramener le succès du jeune homme et de ménager sa santé : qu’il se garde du reste de croire que ses nouveaux rivaux lui laisseront une victoire facile. Il aura affaire à une des meilleures classes du collège, et je ne doute pas que son travail ne doive être soutenu s’il veut se maintenir au premier rang. J’espère que, privé de nominations au Concours général et au lycée, il ouvrira les yeux sur ses véritables intérêts.
Laborie.
1826-1827. RHÉTORIQUE, puis SECONDE ET MATHÉMATIQUES PRÉPARATOIRES Premier trimestre Notes d’étude.
Devoirs religieux. Bien.
Conduite. Bonne.
Travail. Soutenu.
Dispositions. Heureuses.
Progrès. Sensibles.
Caractère. Bon, mais singulier.
Cet élève, quoiqu’un peu bizarre dans ses manières, est très doux, et paraît rempli d’innocence et de bonnes qualités. J’ai eu l’occasion de m’apercevoir que l’ambition d’obtenir de bonnes places le guidait beaucoup plus que le désir de faire un bon devoir pour plaire à ses maîtres.
Rhétorique (notes de M. Camus).
Conduite. Dissipée.
Travail. Médiocre.
Rhétorique (notes de M. Desforges).
Conduite. Bien.
Travail. A du zèle.
C’est un esprit bien jeune pour profiter beaucoup en rhétorique.
Deuxième trimestre Notes d’étude.
Devoirs religieux. Bien.
Conduite. Assez bien.
Travail. Satisfaisant.
Dispositions. Heureuses.
Progrès. Assez sensibles.
Caractère. Original et bizarre.
Cet élève, qui travaille bien la généralité de ses devoirs, et quelques-uns avec ardeur et goût, se rebute facilement quand la matière ne lui plaît pas, et alors il néglige le devoir. Il en est de même pour les leçons qu’il sait généralement bien, mais quelquefois qu’il n’apprend pas du tout. Jamais il ne sait mal une leçon : ou il ne l’a pas apprise du tout ou il la sait bien. Quant à ses qualités personnelles, elles sont bien difficiles à définir. Il n’est pas méchant, mais frondeur, singulier, bavard, aime à contrarier et à taquiner ses camarades.
Seconde.
Note de M. Saint-Marc-Girardin. Son travail n’est pas assez régulier ; sa conduite est passable.
Mathématiques préparatoires (note de M. Vernier). Zèle et succès.
Troisième trimestre Notes d’étude.
Devoirs religieux. Bien.
Conduite. Passable.
Travail. Inconstant.
Dispositions. Heureuses.
Progrès. Peu satisfaisant.
Caractère. Original et bizarre.
Cet élève, sauf depuis quinze jours à peu près qu’il travaille un peu, n’a cultivé les facultés de sa classe que par la crainte de pensum, et par suite à coups de punitions ; tantôt, et c’était le plus souvent, il ne faisait pas la dernière partie de ses devoirs, et tantôt il les brochait, et pour quelques narrations latines, il ne faisait que transcrire la matière. Son ambition, son originalité souvent affectée, et la bizarrerie de son caractère le séparent de ses camarades.
Pour le troisième trimestre, les autres notes manquent [3].
À cette époque, il n’y avait pas de classes de mathématiques à proprement parler : les élèves étaient recrutés dans les diverses classes supérieures de Lettres, en fonction de leurs goûts et de leurs habitudes. Évariste profita donc de son retour en Seconde pour entrer en première année de mathématiques préparatoires et découvrit, sans tarder, ses extraordinaires facultés. Il lut la Géométrie de Legendre comme un autre eût fait d’un roman, assimilant la longue série des théorèmes avec le plus grand soin et en quelques heures seulement. Son intelligence ignorait simplement l’effort et il dévora laRésolution des équations numériques, la Théorie des Fonctions analytiques, ou encore les Leçons sur le calcul des Fonctions de Lagrange. La fièvre des mathématiques l’envahit, stupéfiant ses camarades et ses maîtres, au moment où un changement d’humeur fut remarqué par toute sa famille : Évariste devint concentré. Comme en témoignent ses notes de la fin du deuxième trimestre, on le juge original et bizarre, lui qui tous les jours semble plongé dans des méditations solitaires pour n’en sortir qu’à de rares instants et faire subir à son entourage ses humeurs.
L’année suivante, ses notes de Rhétorique ne sont plus qu’une longue suite de lamentations de la part de ses professeurs. Désormais, plus de doute, les mathématiques l’absorbent tout entier. Comme le souligne son maître d’étude, « la fureur des Mathématiques le domine. Je pense qu’il vaudrait mieux pour lui que ses parents consentent à ce qu’il ne s’occupe que de cette étude : il perd son temps ici et n’y fait que tourmenter ses maîtres et se faire accabler de punitions. »
1827-1828. RHÉTORIQUE ET MATHÉMATIQUES PRÉPARATOIRES Premier trimestre Note d’étude. Conduite assez bonne. Quelques étourderies. Caractère dont je ne me flatte pas de saisir tous les traits ; mais j’y vois dominer un grand amour-propre. Je ne lui crois pas d’inclination vicieuse. Ses moyens me paraissent tout à fait hors de ligne, et je ne lui en crois pas moins pour les Lettres que pour les Mathématiques ; mais jusqu’ici il a négligé beaucoup ses devoirs de classe. Voilà pourquoi il n’a pas été bien placé dans ses compositions. Il paraît décidé à donner désormais plus de temps et plus de soins à la Rhétorique ; nous avons fait ensemble là-dessus une distribution de temps. Nous verrons s’il se tient à lui-même sa propre parole. Il ne paraît pas manquer de sentiments religieux. La santé est bonne, mais délicate.
Rhétorique (note de M. Pierrot). Travaille peu pour moi, il cause souvent. Sa facilité à laquelle il faut croire, quoique je n’en aie encore eu aucune preuve, ne le conduira à rien : il n’y a trace, dans ses devoirs, que de bizarrerie et de négligence.
Rhétorique (note de M. Desforges). Toujours occupé de ce qu’il ne faut pas faire. Baisse chaque jour.
Mathématiques préparatoires (note de M. Vernier). Zèle et progrès très marqués.
Deuxième trimestre Note d’étude. Conduite fort mauvaise, caractère peu ouvert. Il vise à l’originalité. Ses moyens sont distingués, mais il ne veut pas les employer à la Rhétorique. Il ne fait absolument rien pour la classe. C’est la fureur des Mathématiques qui le domine ; aussi je pense qu’il vaudrait mieux pour lui que ses parents consentent à ce qu’il ne s’occupe que de cette étude ; il perd son temps ici et n’y fait que tourmenter ses maîtres et se faire accabler de punitions. Il ne se montre pas dépourvu de sentiments religieux, sa santé paraît faible.
Rhétorique (note de M. Pierrot). Travaille quelques devoirs. Du reste, causeur comme à l’ordinaire.
Rhétorique (note de M. Desforges). Dissipé, causeur. A, je crois, pris tâche de me fatiguer, et serait d’un fort mauvais exemple s’il avait quelque influence sur ses camarades.
Mathématiques préparatoires (note de M. Vernier). Intelligence, progrès marqués. Pas assez de méthode.
Troisième trimestre Note d’étude. Conduite mauvaise, caractère difficile à définir. Il vise à l’originalité. Ses moyens sont très distingués ; il aurait pu très bien faire en Rhétorique s’il avait voulu travailler, mais, dominé par sa passion des Mathématiques, il a totalement négligé tout le reste. Aussi n’a-t-il fait aucun progrès. Je ne crois pas qu’il soit dépourvu de sentiments religieux. Sa tenue à la chapelle n’est pas toujours exempte de reproches. Sa santé est bonne.
Rhétorique (note de M. Pierrot). S’est assez bien conduit, mais a peu travaillé : va mieux depuis quelques jours.
Rhétorique (note de M. Desforges). Paraît affecté de faire autre chose que ce qu’il faudrait faire. C’est dans cette intention sans doute qu’il bavarde si souvent. Il proteste contre le silence.
Mathématiques préparatoires (note de M. Vernier). Des dispositions. Succès qui serait plus grand si cet élève travaillait avec plus de méthode.
C’est cette même année, d’après son ami Auguste Chevalier qu’« à seize ans, il commit la même erreur qu’Abel sur la résolution des équations générales du cinquième degré ». Peu de doute, Vernier son professeur était désorienté face à son élève qui, seul, s’était préparé aux examens de l’École polytechnique [4]. Cet échec lui fut amer et il y vit une certaine injustice. Probablement d’ailleurs que sa fureur pour les mathématiques tenait de son intransigeante volonté de rentrer à l’École polytechnique où son cœur l’appelait. N’était-elle pas cette noble institution, fille de la Révolution, inébranlable, fidèle à ses origines et la sève de la jeunesse libérale ? Évariste se sentait fait pour l’École polytechnique, tout comme il la sentait faite pour lui.
Sans aucune hésitation, Évariste décida de se représenter l’année suivante et, sautant la classe de Mathématiques élémentaires, il entra directement dans celle de spéciales à la rentrée de 1828. Cette classe avait pour professeur Richard, un homme vénéré par tous ceux qui l’ont connu. Fidèle auditeur des cours professés par Chasles à la Faculté, Richard savait s’élever au-dessus des programmes officiels pour élargir les esprits de sa classe. Il devina aussitôt le génie de son élève, y vit un esprit capable de sonder les profondeurs de la Science et proclamait hautement qu’il devait être admis hors ligne à l’École polytechnique.
1828-1829. MATHÉMATIQUES SPÉCIALES Premier trimestre Note d’étude. Conduite inégale et méritant souvent des reproches ; il a travaillé avec ardeur, ses moyens sont surprenants, ses progrès rapides. Son caractère est très inégal : tantôt doux et raisonnable, il est quelquefois fort désagréable. Il se tient passablement pendant les exercices religieux. Depuis quelque temps, il a mal aux oreilles.
Mathématiques (note de M. Richard). Cet élève a une supériorité marquée sur tous ses condisciples.
Chimie (note de M. Thillaye). Distrait, travail faible.
Physique (note de M. Thillaye). Distrait, travail : néant.
Deuxième trimestre Note d’étude. Se conduit généralement bien ; cependant parfois sa conduite est répréhensible ; il travaille beaucoup et est doué de grands moyens et d’une facilité étonnante. Ses progrès répondent à son travail et à sa facilité. Il a de la bizarrerie dans le caractère, il est quelquefois très léger et souvent aussi paraît raisonnable. Il se tient assez bien pendant les exercices religieux. Sa santé est bonne.
Mathématiques (note de M. Richard). Cet élève ne travaille qu’aux parties supérieures des Mathématiques.
Chimie (note de M. Thillaye). Conduite passable, travail nul.
Physique (note de M. Thillaye). Conduite passable, travail nul.
Troisième trimestre Note d’étude. Se conduit assez bien par intervalles, et de temps à autre se conduit aussi fort mal. Ses dispositions pour les Sciences sont connues. Lorsqu’il est à son travail il s’en occupe exclusivement, et il perd rarement son temps. Ses progrès sont proportionnés à l’étendue de ses moyens et à son goût pour les Sciences. Son caractère est bizarre, et il affecte plus de bizarrerie qu’il n’en a réellement. Sa tenue dans les exercices religieux n’est pas toujours aussi bonne qu’on pourrait le désirer. Sa santé est bonne.
Mathématiques (note de M. Richard). Conduite bonne, travail satisfaisant.
Chimie (note de M. Thillaye). Fort distrait, travail nul.
Physique (note de M. Thillaye). Fort distrait, travail nul.
En avril 1829, Évariste Galois publia aux Annales de Gergonne son premier mémoire, « Démonstration d’un théorème sur les fractions continues périodiques », et fit sa première communication à l’Académie des Sciences sur ses travaux concernant la résolubilité des équations algébriques [6]. Voici ce qu’écrit son fidèle ami Auguste Chevalier : « Cette même année, à dix-sept ans, Galois fit des découvertes de la plus haute importance sur la théorie des équations. Cauchy se chargea de présenter à l’Académie des Sciences un extrait de la théorie conçue par le jeune collégien ; il l’oublia ; l’extrait fut perdu pour son auteur qui le réclama inutilement au secrétariat de l’Académie ; il avait été égaré. Le peu d’attention donné par l’Institut au premier travail soumis à son jugement par Galois commença pour lui des douleurs qui, jusqu’à sa mort, devaient se succéder de plus en plus vives. » S’il est vrai que Cauchy fut chargé de rapporter sur le travail en question, les historiens semblent s’accorder aujourd’hui sur le fait que Cauchy n’aurait cependant ni négligé ni égaré l’article du jeune homme comme l’atteste cette lettre datée du 18 janvier 1830 retrouvée dans les archives de l’Académie.
La preuve semble donc faite que, six mois après avoir reçu le mémoire, Cauchy était conscient du grand intérêt de ce travail et avait bien prévu de le présenter lors d’une séance prochaine de l’Académie. Ce qui pourrait expliquer le silence de Cauchy sur le mémoire de Galois lors de la séance suivante de l’Académie serait que ce dernier ait, au contraire, encouragé le jeune homme à réviser son mémoire pour le soumettre au Grand Prix de Mathématiques dont la date limite était fixée au 1er mars 1830. Cette version semble confortée par un article publié dans le journal Le Globe en juin 1831 qui rapporte que Cauchy aurait bien mentionné aux membres du jury son intérêt pour les travaux du jeune garçon : « M. Cauchy avait à ce sujet prodigué les plus grands éloges à son auteur. » Ce qui est certain, c’est que Fourier, secrétaire perpétuel de l’Académie, reçut effectivement en février 1830 un nouveau mémoire pour concourir au Grand Prix. Pour autant, aucune trace dudit mémoire ne fut trouvée dans les papiers de Fourier qui mourut en mai de la même année. Le malheureux Galois ne put se résoudre à voir dans cette mésaventure qu’une inopportune malchance. C’est finalement Abel qui reçut à titre posthume le prix.
- Niels Abel (1802-1829)
Suivant les cours de Mathématiques spéciales, Galois n’avait plus de classes de Lettres à suivre ; pour autant, l’administration ne se satisfaisait pas du tout de ses médiocres résultats en Physique. Deux drames finirent d’épuiser le garçon.
Depuis les élections de 1827, les libéraux et le clergé se livraient une lutte sans relâche. Un jeune prêtre, récemment nommé au Bourg-la-Reine, prit position contre le maire qui depuis quinze ans avait su converser son indépendance face aux luttes de pouvoir. Une campagne calomnieuse contre Nicolas-Gabriel Galois fut montée, si vive qu’elle finit par déchirer l’honneur de cet homme qui, profitant d’une absence de sa femme, s’asphyxia dans son appartement de Paris le 2 juillet 1829, à deux pas du collège Louis-le-Grand. Galois conduisit le deuil de son père et suivit le cercueil jusqu’au cimetière du Bourg-la-Reine où le conseil municipal avait offert une tombe. Devant l’église où le clergé attendait le cortège, il y eut une petite émeute : le curé fut insulté et blessé d’une pierre au front. L’âme d’Évariste Galois fut meurtrie par cet événement, lui qui haïssait l’injustice et s’en croyait déjà victime.
- Évariste Galois (1811-1832)
Quelques semaines plus tard, un deuxième drame s’abattit sur les épaules du jeune homme. À la surprise de tous, il échoua pour la deuxième fois à l’École polytechnique. D’après Bertrand, Dinet, l’examinateur, avait pour habitude de poser des questions simples jugeant les candidats « à l’assurance et à la fermeté de leur démarche ». Dinet voulut entendre Galois sur la théorie des logarithmes arithmétiques. Ce dernier aurait été surpris d’une telle demande : « pourquoi ne pas lui demander simplement la théorie des logarithmes ? » Il fit une réponse banale accompagnée d’une réplique un peu sèche à une question subsidiaire. Dinet considéra l’attitude de Galois suffisamment impertinente pour lui mettre une note éliminatoire pendant que le garçon voyait sa vie lui échapper...
Vingt après, on retrouvait un écho de la colère que cet échec excita chez tous ceux qui connaissaient le jeune homme, dans une courte note de Terquem aux Nouvelles Annales de Mathématiques jugeant sévèrement cette attitude : « Un candidat d’une intelligence supérieure est perdu chez un examinateur d’une intelligence inférieure.... M. Liouville, qui nous a fait connaître le génie de Galois, ne l’aurait pas jugé inacceptable. Barbarus hic ego sum quia non intelligor ! »
La mort de son père et maintenant son échec à l’École polytechnique exaspérèrent Évariste Galois et sa haine de l’injustice et des bassesses de ce monde. Nourri d’un sentiment de persécution et en partie désespéré, il fut nommé le 25 octobre 1829 à l’École préparatoire.
- Porte du 45 rue d’Ulm
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